Un médicament générique n’apparaît pas sur les étagères des pharmacies dès que le brevet du médicament d’origine expire. Ce n’est pas une question de simple autorisation : c’est un parcours semé d’obstacles juridiques, techniques et commerciaux qui peut durer des années. Même si le brevet principal tombe dans le domaine public, la vraie disponibilité du générique peut être retardée de 18 mois à plus de 3 ans. Pourquoi ? Parce que les grandes firmes pharmaceutiques n’attendent pas la fin du brevet pour se protéger - elles construisent des murailles de brevets secondaires, d’exclusivités réglementaires et de procédures judiciaires.
Le brevet n’est que le début du jeu
Le brevet de base d’un médicament dure 20 ans à compter de sa date de dépôt. Mais en pratique, les 8 à 10 premières années sont consacrées à la recherche, aux essais cliniques et à l’approbation par la FDA. Cela laisse souvent seulement 7 à 12 ans de protection réelle sur le marché. Ce n’est pas suffisant pour les laboratoires, alors ils accumulent d’autres types de brevets : sur la formule, le procédé de fabrication, les usages médicaux spécifiques, ou même les formes galéniques. Un seul médicament peut avoir jusqu’à 14 brevets listés dans l’Orange Book, le registre officiel des brevets pharmaceutiques aux États-Unis. Chacun de ces brevets peut bloquer un générique, même s’il n’a rien à voir avec le principe actif.
La loi Hatch-Waxman : un équilibre fragile
En 1984, les États-Unis ont adopté la loi Hatch-Waxman pour encourager les génériques sans briser l’innovation. Elle a créé le chemin de l’ANDA - la demande de nouveau médicament abrégé. Les fabricants de génériques n’ont plus à refaire les essais sur l’humain. Ils doivent seulement prouver qu’ils sont bioéquivalents au médicament d’origine. Cela devrait accélérer l’entrée sur le marché. Mais la loi a aussi prévu des mécanismes de protection pour les laboratoires d’origine.
Le plus puissant : la 30-month stay. Si le laboratoire d’origine intente un procès dans les 45 jours après avoir été averti d’une contestation de brevet (appelée Paragraph IV), la FDA est obligée de retarder l’approbation du générique pendant 30 mois. En théorie, c’est pour protéger les droits. En pratique, cette période est souvent utilisée comme un levier pour ralentir la concurrence. Des études montrent que la plupart des génériques ne sortent pas après les 30 mois - ils attendent encore des années supplémentaires, parce que les brevets secondaires sont toujours en vigueur ou que les procès traînent en justice.
Les exclusivités réglementaires : un bouclier invisible
En plus des brevets, la FDA accorde des périodes d’exclusivité qui n’ont rien à voir avec la propriété intellectuelle. Ce sont des protections administratives. Par exemple :
- 5 ans d’exclusivité pour un nouveau principe actif (NCE)
- 3 ans pour une nouvelle indication ou une nouvelle forme
- 7 ans pour les médicaments orphelins (destinés à des maladies rares)
- 6 mois supplémentaires si le laboratoire a fait des études sur les enfants
Ces périodes s’ajoutent aux brevets. Un médicament peut donc être protégé pendant 12, 15, voire 20 ans sans qu’aucun brevet ne soit encore expiré. Et même si le brevet tombe, l’exclusivité réglementaire peut bloquer le générique. La FDA a approuvé des centaines de génériques en 2021, mais seulement 62 % sont entrés sur le marché dans les six mois suivants - les autres sont restés coincés dans ces barrières invisibles.
La course à l’exclusivité de 180 jours
La loi Hatch-Waxman offre une récompense au premier fabricant de générique qui conteste un brevet avec succès : 180 jours d’exclusivité sur le marché. Pendant cette période, aucun autre générique ne peut être commercialisé. Cela crée une course effrénée. Les laboratoires investissent des millions dans la préparation d’un ANDA, en espérant être le premier. Mais cette exclusivité est un piège.
Le premier candidat doit lancer son produit dans les 75 jours suivant l’approbation de la FDA, sinon il perd son exclusivité. Beaucoup échouent : 22 % des premiers candidats ne sortent pas à temps à cause de problèmes de fabrication, de qualité ou de révision de l’agence. D’autres perdent leur droit à cause d’un litige judiciaire. Seuls 68 % réussissent à lancer dans les délais. Et même quand ils y parviennent, ils doivent souvent négocier avec les laboratoires d’origine pour éviter des poursuites coûteuses.
Les accords de règlement à l’envers : le secret qui freine la concurrence
Le plus troublant : des accords secrets entre laboratoires d’origine et fabricants de génériques. Dans un reverse payment, le laboratoire paie le générique pour qu’il ne rentre pas sur le marché. Cela semble absurde : pourquoi payer pour empêcher la concurrence ? Parce que le médicament d’origine rapporte des milliards. Un seul médicament comme le Lipitor a généré plus de 100 milliards de dollars pendant sa période de brevet.
La FTC estime que ces accords retardent l’entrée des génériques de 2,1 ans en moyenne et coûtent aux consommateurs 3,5 milliards de dollars par an. En 2021, la Cour suprême a affirmé que ces accords pouvaient violer les lois antitrust - mais ils persistent encore. Selon les données de la FTC, 45 % des entrées de génériques ont été retardées par ce type d’accord avant 2021. Depuis, leur nombre a baissé, mais ils ne sont pas disparus.
Les différences entre les médicaments
Tous les génériques ne sont pas égaux. Un médicament à base de molécule simple, comme l’atorvastatine, entre sur le marché en 1,5 an après l’expiration du brevet. Mais un générique complexe - comme un inhalateur, un gel transdermique ou un produit biologique - peut prendre 4,7 ans. Pourquoi ? Parce que les biologiques sont des protéines vivantes, pas des molécules chimiques. Leur fabrication est extrêmement délicate. La loi BPCIA, créée en 2010, a mis en place un processus spécifique pour les biosimilaires, mais il est plus lent et plus coûteux que l’ANDA classique.
Les médicaments cardiovasculaires ont les délais les plus longs - en moyenne 3,4 ans après l’expiration du brevet. Les dermatologiques, eux, arrivent en 1,2 an. Pourquoi cette différence ? Parce que les médicaments pour la peau sont souvent plus simples à copier. Les médicaments pour le cœur, eux, ont des formules complexes, des systèmes de libération contrôlée, et des brevets multiples sur chaque étape du processus.
Les nouvelles menaces : l’evergreening et les changements mineurs
Les laboratoires ne se contentent pas de déposer des brevets. Ils changent légèrement leur produit - une nouvelle forme, un nouveau dosage, un nouveau conditionnement - et déposent un nouveau brevet. C’est ce qu’on appelle l’evergreening. En 2024, une étude du Brookings Institution a montré que 68 % des médicaments d’origine obtiennent au moins un nouveau brevet dans les 18 mois suivant l’expiration du premier. Cela permet de prolonger artificiellement leur monopole.
Par exemple, un médicament qui était en comprimés peut être réinventé en gélule à libération prolongée. Le principe actif est le même, mais la nouvelle forme est brevetée. Le générique ne peut pas entrer tant que ce brevet est actif. Et même si le générique est approuvé, il doit attendre que ce nouveau brevet expire - ce qui peut ajouter 2 à 3 ans de retard.
Les progrès, mais pas assez
La FDA a lancé des initiatives pour accélérer les choses. Le programme GDUFA II, mis en place en 2023, vise à réduire le temps d’analyse des ANDA complexes de 36 à 24 mois. Mais en 2024, seulement 62 % des demandes ont été traitées dans ce délai. L’agence teste aussi l’intelligence artificielle pour automatiser les tests de bioéquivalence - une avancée qui pourrait réduire les délais de 25 %.
Le CREATES Act de 2019 a forcé les laboratoires à vendre leurs échantillons aux fabricants de génériques - une pratique qu’ils utilisaient pour bloquer les tests. L’Orange Book Transparency Act, entré en vigueur en 2023, oblige à lister les brevets avec plus de précision. Résultat : 32 % de réduction des litiges sur les brevets. Mais ces mesures ne changent pas la structure fondamentale du système.
Le coût réel du retard
Les génériques représentent 92 % des prescriptions aux États-Unis, mais seulement 16 % des dépenses totales en médicaments. Ils ont sauvé 373 milliards de dollars en 2023. Mais chaque année de retard sur l’entrée d’un générique coûte à Medicare 1,2 milliard de dollars. Pour un patient qui prend un médicament à 500 dollars le mois, attendre 18 mois pour un générique à 50 dollars, c’est payer 7 200 dollars de trop.
Les trois plus grands fabricants de génériques - Teva, Viatris et Sandoz - contrôlent 45 % du marché. Leurs stratégies sont souvent alignées sur les grandes firmes. Ils ne cherchent pas toujours à briser les brevets - ils cherchent à les négocier. La concurrence existe, mais elle est limitée par les coûts, les risques juridiques et les barrières réglementaires.
Que reste-t-il à faire ?
Le système actuel est un compromis entre innovation et accès. Mais il est devenu trop complexe. Les brevets sont devenus des armes de guerre, pas des outils de protection. Les exclusivités réglementaires, conçues pour encourager la recherche, sont utilisées pour bloquer la concurrence. Les procédures judiciaires sont trop longues. Les accords secrets persistent. Les laboratoires utilisent des subterfuges pour prolonger leur monopole.
Il faut des réformes ciblées : limiter les brevets secondaires, interdire les reverse payments, accélérer l’analyse des génériques complexes, et obliger les laboratoires à justifier chaque brevet dans l’Orange Book. Sans cela, les patients continueront de payer trop cher, et les génériques resteront un espoir lointain, même après l’expiration du brevet.