En 2025, un patient en France reçoit une ordonnance pour un antibiotique courant. Il se rend à la pharmacie, mais le médicament n’est pas là. Pas de stock. Pas de remplacement. La pharmacienne lui explique : « Il n’y a plus personne pour le produire ». Ce n’est pas un cas isolé. Depuis 2020, les pénuries de médicaments génériques ont augmenté de 67 % en Europe, selon l’Agence européenne des médicaments. Et pourtant, les génériques représentent plus de 80 % des prescriptions dans l’Union européenne. Alors, comment peut-on avoir trop de génériques… et en même temps, pas assez ?
Le paradoxe des génériques
Les génériques sont censés être la solution : moins chers, efficaces, accessibles. Ils permettent aux systèmes de santé de faire des économies massives. Aux États-Unis, ils ont évité 313 milliards de dollars de dépenses en 2023. En France, ils représentent 78 % des remboursements. Mais derrière ce chiffre flatteur, se cache une réalité plus fragile. La plupart des génériques sont produits par une poignée d’usines, souvent situées en Inde ou en Chine. Et quand une seule de ces usines ferme - pour cause de non-conformité, de problème technique ou de retrait volontaire - le marché entier vacille. En 2023, la fermeture d’un site de production indien a provoqué une pénurie mondiale d’injectables d’épinéphrine, un médicament vital en cas d’anaphylaxie. Il n’y avait que trois fabricants dans le monde capables de le produire. Deux ont rapidement dépassé leur capacité. Le troisième a mis six mois à redémarrer. C’est le même scénario pour les antibiotiques, les médicaments contre l’épilepsie, ou les traitements du cancer. Ces médicaments, pourtant essentiels, ont des marges si minces que les fabricants les considèrent comme des produits « de basse valeur ». Ils ne les produisent que si la demande est stable et que les prix ne tombent pas trop bas. Mais avec la concurrence féroce, les prix tombent… et tombent encore.La course à la baisse des prix
Quand un médicament perd son brevet, les premiers fabricants à entrer sur le marché gagnent gros. Ils fixent un prix bas, mais encore rentable. Puis viennent les autres. Et encore d’autres. Chaque nouveau concurrent baisse le prix de 10 à 20 % pour capter des parts de marché. Au bout de deux ans, le prix du générique est souvent à 5 % du prix initial du médicament de marque. Et ça continue. Selon l’ASPE (Bureau des politiques de santé aux États-Unis), après trois ans de concurrence avec trois fabricants, les prix baissent en moyenne de 20 %. Avec cinq fabricants, ils chutent de 50 %. Avec dix, ils atteignent 80 % de réduction. Ce n’est pas une erreur. C’est le système qui fonctionne… jusqu’à ce qu’il ne fonctionne plus. Les petits fabricants ne peuvent pas survivre à cette course. Ils n’ont pas les moyens de maintenir des usines aux normes FDA ou EMA, de payer les audits, de gérer les retours de produits ou les rappels. Ils ferment. Et quand ils ferment, personne ne les remplace. Parce que personne ne veut produire un médicament qui rapporte 0,02 euro par comprimé.Les barrières à l’entrée
Produire un générique n’est pas comme fabriquer du savon. Pour un injectable stérile, il faut une usine avec des salles propres de classe A, des systèmes de filtration ultra-rigoureux, des techniciens formés pendant des années, et un investissement initial de 200 à 500 millions d’euros. Et ce n’est que le début. Il faut ensuite attendre 18 à 24 mois pour que l’usine soit validée par les autorités. Pendant ce temps, les coûts s’accumulent. Les banques refusent de financer. Les investisseurs fuient. Même les grands groupes comme Teva, Sandoz ou Sun Pharma se retirent progressivement des segments les moins rentables. En 2024, l’IQVIA a révélé que 35 % des génériques sur le marché mondial n’avaient que deux fabricants actifs. Et 12 % n’en avaient qu’un seul. C’est une bombe à retardement. Un seul défaut de production, un seul incident de qualité, et le médicament disparaît des étagères. C’est ce qui s’est passé avec le générique de la metformine, le traitement le plus prescrit pour le diabète de type 2. En 2023, deux des trois fabricants européens ont été suspendus par l’EMA pour des irrégularités dans leurs données. Le troisième n’a pas pu augmenter sa production à temps. Pendant six mois, des milliers de patients ont dû passer à des versions plus chères, ou à des alternatives moins efficaces.
Le rôle des régulateurs
L’Agence européenne des médicaments (EMA) et la FDA ont tenté de répondre à ce problème. Depuis 2017, ils ont augmenté de 40 % le nombre de premiers génériques approuvés. Mais en même temps, les lettres d’avertissement pour non-conformité ont augmenté de 23 % en 2023. Pourquoi ? Parce que les fabricants accélèrent pour entrer sur le marché… sans investir dans la qualité. Les inspections sont de plus en plus nombreuses, mais les ressources humaines ne suivent pas. Un inspecteur de la FDA doit visiter 30 usines par an. Chaque inspection dure trois jours. Pour une usine en Inde, il faut compter 10 jours de déplacement. Le système est surchargé. Et les entreprises le savent. Certaines utilisent cette faiblesse pour passer entre les mailles du filet. L’EMA a proposé une solution : « Quatre à six fabricants par médicament essentiel ». C’est le nombre idéal pour maintenir la concurrence sans mettre en péril la viabilité économique. Mais aujourd’hui, seuls 65 % des génériques essentiels dans le monde répondent à ce critère. Les autres sont en danger.Les conséquences pour les patients
Les médecins le disent : 78 % ont connu au moins une pénurie de générique en 2023. Pour 42 %, cela a eu un impact direct sur les soins. Un patient hypertendu qui ne trouve plus son générique se retrouve avec une alternative moins efficace. Un enfant asthmatique doit prendre un spray plus cher, que sa mutuelle ne rembourse pas entièrement. Une femme enceinte avec une infection urinaire se voit proposer un antibiotique différent, avec un risque de résistance accrue. Les patients n’ont pas toujours le choix. Et quand ils en ont un, c’est souvent plus cher. Les prix des versions de marque, en cas de pénurie, peuvent exploser. Un générique de 0,15 euro peut devenir un médicament de marque à 12 euros. Les patients sans couverture santé complète sont les plus touchés. Les associations de patients, comme AARP ou la Fédération des associations de patients en France, alertent depuis des années : les économies à court terme créent des coûts humains à long terme.
Que peut-on faire ?
Il n’y a pas de solution magique. Mais quelques pistes existent. D’abord, il faut protéger les médicaments essentiels. Ceux qui sauvent des vies, ou qui sont indispensables à la prise en charge chronique. Pour eux, les autorités pourraient garantir un prix minimum de revient, suffisant pour couvrir les coûts de production et d’audit. C’est ce que fait le Royaume-Uni pour certains antibiotiques. C’est ce que la France a commencé à expérimenter avec le « prix de référence garanti » pour 12 médicaments en 2024. Ensuite, il faut encourager la relocalisation. Produire en Europe, même à un coût plus élevé, réduit les risques de rupture. Le plan européen de résilience des chaînes d’approvisionnement en médicaments prévoit des subventions pour les fabricants qui investissent dans des usines certifiées en UE. La France, l’Allemagne et l’Italie ont déjà lancé des appels à projets. Enfin, il faut repenser la logique de la concurrence. La concurrence n’est pas un bien en soi. Elle doit être structurée. Plutôt que d’ouvrir le marché à dix nouveaux fabricants qui vont tous baisser les prix jusqu’à la ruine, il faut favoriser trois ou quatre fabricants solides, avec des engagements de production, des stocks stratégiques, et des contrats pluriannuels.Le futur est dans les biosimilaires
Les biosimilaires - des versions génériques des médicaments biologiques - pourraient changer la donne. Ils sont plus complexes à produire, mais aussi plus rentables. Leur marché devrait croître de 25 % d’ici 2029. Ils attirent de nouveaux investisseurs, car les marges sont plus élevées. Et ils créent des capacités de production qui pourraient, à terme, être réutilisées pour les génériques classiques. Mais attention : les biosimilaires ne remplacent pas les génériques. Ils concernent des traitements très spécifiques, comme ceux pour le cancer, la sclérose en plaques ou les maladies auto-immunes. Ils ne résoudront pas la pénurie de l’aspirine ou du paracétamol générique.Le vrai problème : un système qui pénalise la stabilité
Le cœur du problème n’est pas technique. Il est économique. Le système actuel récompense la rapidité, la baisse des prix, la production à grande échelle… et pénalise la stabilité, la qualité, la prévisibilité. On a créé un marché où les médicaments les plus nécessaires sont les moins rentables. Et on s’étonne qu’il n’y ait plus personne pour les produire. Il faut arrêter de voir les génériques comme des produits de consommation courante. Ce sont des biens de santé publique. Comme l’eau potable ou les vaccins. Leur disponibilité ne doit pas dépendre du cours de la bourse ou de la stratégie d’un fabricant en Inde. La solution n’est pas d’interdire la concurrence. C’est de la réguler. De dire : pour certains médicaments, la concurrence doit être suffisante pour faire baisser les prix… mais pas au point de faire disparaître les producteurs. Parce que quand il n’y a plus de fabricants, il n’y a plus de médicaments. Et là, ce n’est plus une question de prix. C’est une question de vie ou de mort.Pourquoi les génériques sont-ils de plus en plus rares alors qu’ils sont supposés être abondants ?
Les génériques sont abondants en théorie, mais leur production est concentrée chez très peu de fabricants. Quand un seul site de production ferme - pour cause de non-conformité, de retrait économique ou de problème technique - il n’y a souvent personne pour remplacer immédiatement la production. Les marges sont si faibles que les nouveaux entrants n’ont pas les moyens d’investir dans les usines nécessaires, surtout pour les médicaments peu rentables comme les antibiotiques ou les injectables.
Les pénuries de génériques touchent-elles tous les pays de la même manière ?
Non. Les pays avec des systèmes de santé plus centralisés, comme la France ou le Royaume-Uni, ont mieux anticipé les risques et mis en place des stocks stratégiques. Les pays où les prix sont déterminés uniquement par le marché - comme les États-Unis - subissent des pénuries plus fréquentes et plus graves. L’Union européenne a commencé à coordonner les alertes, mais la production reste très dépendante de l’Asie, ce qui crée des vulnérabilités géopolitiques.
Les prix des génériques vont-ils continuer à baisser ?
Pour les médicaments très concurrentiels, oui - jusqu’à ce que les fabricants cessent de les produire. Mais pour les médicaments essentiels, les gouvernements commencent à imposer des prix minimaux pour éviter la ruine économique des producteurs. En 2024, la France a expérimenté un « prix de référence garanti » pour 12 génériques critiques. Ce modèle pourrait s’étendre. La pression des lois comme la loi sur la réduction de l’inflation aux États-Unis va aussi forcer les prix à baisser, mais en créant de nouvelles tensions.
Pourquoi les fabricants ne produisent-ils pas plus pour anticiper les pénuries ?
Parce que produire en surplus coûte de l’argent. Les usines fonctionnent à capacité maximale pour maximiser les profits. Stocker des millions de comprimés supplémentaires, c’est bloquer des capitaux, payer des coûts de stockage, et risquer la péremption. Sans garantie de vente, aucun fabricant ne prend ce risque. Les contrats à long terme et les subventions publiques sont les seuls leviers pour les inciter à dépasser leur capacité de production.
Les biosimilaires vont-ils résoudre le problème des pénuries de génériques ?
Pas directement. Les biosimilaires concernent des médicaments biologiques coûteux (cancer, maladies auto-immunes), pas les génériques classiques comme les antibiotiques ou les antihypertenseurs. Mais ils attirent de nouveaux investisseurs dans la production pharmaceutique, développent des compétences techniques et créent des infrastructures qui pourraient, à terme, être utilisées pour produire des génériques plus complexes. Ce n’est pas une solution, mais un tremplin.